Livre : Mémoires blessées, de Charles Heimberg


 « C’est bien plus difficile d’honorer la mémoire des anonymes que celles des personnes célèbres. La construction historique est consacrée à la mémoire de ceux qui n’ont pas de nom. » Walter Benjamin

"Mémoires blessées" fait état de plusieurs mémoires traumatiques en quête de reconnaissance : la subalternité des poilus de la Grande Guerre, le génocide des Arméniens, l’Espagne franquiste et la guerre civile, la destruction des Juifs d’Europe, Sétif, les harkis, les dictatures chilienne et argentine, mais aussi le décès d’ouvriers lié à l’amiante, le vécu difficile de l’émigration… Des histoires qui a priori n’ont rien à voir entre elles, mais qui sont somme toute liées par une expérience similaire : une souffrance tue, ou non audible, qui se doit d’être révélée et analysée par l’historien pour rendre le passé intelligible.

En ce qui concerne le cas singulier de la destruction des Juifs d’Europe sous le nazisme, il s’agit de ne pas tomber dans le double écueil de la sacralisation et de la banalisation. « Avec la sacralisation, il n’y aurait plus d’analyse possible, toute quête d’intelligibilité serait vaine à jamais ; mais avec la banalisation, c’est le relativisme et ses impasses qui rendraient alors illusoire toute approche un tant soit peu critique et responsable. »

L’auteur considère que « les traumatismes des uns concernent aussi les autres, et inversement. » Il porte ce regard de l’historien, attentif aux témoignages qui remontent jusqu’à aujourd’hui, il est celui qui écoute « la singularité de drames humains particuliers », et qui tient compte également de la « dynamique collective » pour prévenir du risque du retour de la barbarie. « Et ce risque, qui nous concerne tous, relève bien d’une dimension globale et universelle. »


Mais si la reconnaissance des mémoires blessées est nécessaire et indispensable, son efficacité potentielle reste limitée et elle doit être relayée par une action politique dans le présent. « Le XXIe siècle qui s’ouvre n’est malheureusement pas débarrassé de cette violence [de masse]. Une politique de reconnaissance trouve donc aussi son sens dans la nécessité de faire en sorte de prévenir le retour de ces crimes. Même si, bien sûr, cela ne suffit sans doute pas. Même si une telle prévention, pour être un tant soit peu efficace, devrait passer par une pluralité d’actions collectives dans l’espace public. »

Enfin, force est de constater qu’émergent de nouvelles formes mémorielles, à travers les générations qui suivent celles qui ont vécu les expériences traumatiques. Ainsi Gérard Chaliand, né en 1934, revient sur le génocide arménien et l’héritage qu’il en a reçu : « La mémoire de ma mémoire n’est pas ce que j’ai vécu mais ce dont j’ai hérité. L’écho d’un passé. Elle est la partie immergée de mon histoire. »

Aussi faut-il reconnaître ces mémoires traumatiques, les analyser sous plusieurs angles avec le prisme de l’historien, pour que nous puissions comprendre, et ne plus réagir uniquement sous le joug d’une émotion douloureuse. Car le fait de reconnaître permet d’oublier, et oublier peut ouvrir à des formes de coexistence pacifique au sein de sociétés pluriculturelles ou marquées par des passés douloureux. Cependant, l’oubli sans reconnaissance se résumerait au seul point de vue des victimes, sans autre mise en perspective et donnerait l’illusion d’une réconciliation de façade.


L'auteur
Charles Heimberg est historien, professeur de didactique de l'histoire et de la citoyenneté à l'Université de Genève. Il est membre du conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de la Déportation et un des initiateurs de la nouvelle revue de la Fondation, "En Jeu, histoire et mémoires vivantes" (premier numéro à paraître en juin 2013).


Mémoires blessées
MetisPresses, coll. imprescriptible
120 pages